« HUMEUR : toute substance fluide qui se trouve dans un corps organisé. Humeur subtile, Humeur grossière, Humeure visqueuse. (…). Les humeurs du corps humain sont la lymphe, le sang, le chyle, la bile etc. L’altération des humeurs cause diverses maladies. Le mal n’est pas dans le sang, il est dans les humeurs. (…) HUMEUR, se dit figurément d’Une certaine disposition du tempérament ou de l’esprit, soit naturelle, soit accidentelle. Il a une humeur noire, une humeur atrabilaire, une humeur mélancolique. (…) »
Quelques chaises éparses, une table et quelques structures évoquant l’atelier d’un savant fou autant qu’une chapelle privée. Le décors de la nouvelle pièce de Juan Kruz de Garaio Esnaola, Ars melancholiae, est ainsi planté : un univers en noir et blanc.
La table est dressée. Trois corps quasi nus et enchevêtrés la recouvrent. Telle une vision proposée par Johann Heinrich Füssli, ou peut-être même, Francisco de Goya, Juan Kruz s’attable et ces mânes s’animant progressivement tantôt le repousse, tantôt l’invitent à les manger. Ils le tirent à eux jusqu’à l’absorber dans leur univers, en suspension sous cette immense table. Étrange premier tableau d’un ballet de 90 minutes où Juan Kruz nous propose un voyage à travers un univers personnel composé de joie, de sensualité mais aussi d’obscurité et de fiel.
« Je sens vibrer en moi toutes les passions d’un vaisseau qui souffre » A travers ce vers de Baudelaire (La Musique, 1861), le spectateur est ainsi invité à monter sur une frêle embarcation navigant sur un Styx dont Juan Kruz nous fait remonter le cours. Nous voyageons par l’esprit sur une mer obscure : il s’agit des humeurs noires. La théorie des humeurs remontant à Hippocrate et Galien, consistait à expliquer l’état de santé par la présence quantitativement équilibrée de quatre composantes dans le corps de l’homme : le sang, la pituite ou phlegme (lymphe), la bile jaune et noire (atrabile). Hippocrate associait chacune de ces quatre humeurs à un élément, une saison, un organe et un tempérament. Cette bile noire provoquait selon lui la mélancolie. S’agissant d’extirper cette bile noire, la saignée constituait le moyen le plus approprié pour débarrasser le corps des fluides surreprésentées dans le corps. « Quand notre cœur a fait une fois sa vendange… » (Baudelaire, Semper Eadem, 1861). Processus très éloigné de la psychanalyse, mais plus pictural, c’est mû par cette vision à la fois romantique et médicale que Juan Kruz pratique une saignée destinée à expurger son âme et son corps de cette bile. De la vendange de son cœur ce vin liquoreux produit, dont l’ivresse éveille l’âme et endort les sens.
Ayant commencé son parcours artistique par la musique, Juan Kruz a poussé la connaissance de divers arts suffisamment loin pour les maîtriser et maîtriser ainsi la catharsis à laquelle il invite le spectateur au cours de son propre voyage. Pas un parcours linéaire qui part d’un point précis pour une destination connue, mais plutôt une maladie dont l’issue est incertaine, provoquée par l’âme victime de l’amour, du désespoir ou de la solitude qui, pour reprendre ses mots, est accompagnée par une multitude d’émotions prolongeant ce sombre cortège. Pour servir cette catharsis, tout est mis en œuvre. Avec de la danse, du théâtre, parfois même de la comédie, de la vidéo et des jeux de lumière, la plupart du temps accompagné de poèmes mis en chanson, Ars melancholia est un spectacle total.
Le choix des textes, l’écriture de la musique et l’exécution tant des pas que des notes ou des images proposées, constituent un lexique pour comprendre l’implication émotionnelle et l’engagement de l’auteur. La perception de la sincérité peut-être pour certains perturbée par la profusion des media auxquels la scénographie à recours, mais rien n’est laissé au hasard, à commencer par les textes chantés. Ces poèmes anglais, français et allemands s’étendant de John Dowland à Janet Frame en passant par Shakespeare, Baudelaire, Rilke & Woolf, ont plusieurs champs lexicaux en commun : celui du désespoir, (despair), des larmes, (tränen, tears), du voyage, mais aussi de la mort.
Cette mise en scène d’un état, d’un sentiment, et le polymorphisme artistique de Juan Kruz peuvent décevoir les tenants de la danse pure et autonome. En effet, le décors, très prégnant, la mise en scène de métaphores telles que l’écoulement de cette bile noire tout au long du spectacle dans laquelle les personnages se roulent, la place laissée au texte et au chant, intègre l’expression corporelle dans un spectacle dont elle semble de manière sensible être au service, dont elle ne constitue vraisemblablement pas l’aboutissement, mais dotée tout de même d’un rôle bien particulier.
Car un ennemi se dégage de cette mise en scène, il s’agit de la stase que Juan Kruz fuit à plusieurs reprises. La stase, stationnement ou ralentissement dans le corps de la circulation d’un liquide organique, stase de la bile, moment où le corps, ralenti, expire son dernier souffle et refroidi. Le mouvement devient donc une forme de saignée, puisqu’il s’agit d’amplifier une énergie qui circule dans son corps afin qu’elle produise des gestes, qu’elle se consomme tout entière afin de produire quelque chose qui se situe entre l’esthétique et le sentiment. Car telle la fleur poussant sur un lit de fumier, les danseurs font naître la grâce du douloureux accouchement de la noirceur la plus profonde.
Une question me demeure à l’esprit : pourquoi le décors est-il en noir et blanc ? Réel paradoxe face à l’étendue palette d’émotion et de sentiments que nous propose le danseur chorégraphe musicien et chanteur. S’agirait-il d’une vision trop manichéenne d’une mâne errant entre la vie et de la mort ? Cela semble surprenant pour un individu qui semble avoir réussi cette symbiose des éléments et des sentiments. A moins que ce spectacle soit une saignée avortée, un extrait, une projection sur des draps blancs de cette bile qui demeure dans le corps malgré toutes les thérapies ? Une fenêtre ouverte sur aventure personnelle en devenir ? Il s’agirait donc du travail de toute une vie, d’une mâne ou d’une larve, âme tourmentée d’un disparu dans des conditions tragiques ou violentes, pour laquelle le défi serait non pas d’élever le spleen baudelairien en modus vivendi entre deux états distincts de vie ou de mort, mais bien d’apprendre à tempérer ses passions dans une philosophie ou la mort fait partie de la vie ou, selon l’état d’esprit de Ars melancholiae, ou la vie fait partie de la mort.
Ars melancolia traite de la difficulté d’exister, pour soi-même et pour les autres : « Among the torture and devastations of life is this then – our friends are not able to finish their stories. » Virginia Woolfs, The waves, 1931.