A propos de « Formation » de Erik Niedling
Apparue en Allemagne dans les années 20 en réaction à l’expressionnisme caractérisé par des couleurs et des formes ne correspondant pas à la réalité, la Nouvelle Objectivité s’est rapidement répandue dans le pays avec pour trait commun la représentation réaliste d’une société en crise. Les sujets représentés sont volontiers plus sociologiques et documentaires en ce sens que les photographes capturent le quotidien (les usines, les ouvriers, les passants…)
Quand Gustave Friedrich Hartlaub, directeur de la Kunshalle de Mannheim définit ce courant en 1923 auquel il donne le nom de Nouvelle Objectivité, il définit deux tendances, une première, vériste, représentée notamment par Otto Dix et Georges Grosz qui représentaient un combat politique et social, et s’exprimaient volontiers avec humour à travers la caricature, et la seconde, dite néo-classique, représentée entre autre par Renger-Patzsch, qui s’employait au naturalisme.
Ce courant formaliste et taxinomiste était préoccupé de recherche et de classification. Le photographe travaille alors à cataloguer les plantes afin de les comparer aux technologies de l’homme. Cette conception du monde de l’accès a l’universel par l’accumulation et la hiérarchisation de la connaissance et l’archivage n’est pas sans évoquer le positivisme prolongé par l’empirisme logique du Cercle de Vienne dont le manifeste parut précisément en 1929. Ses photographies participent à cette quête de la connaissance du monde non plus à travers la question du « pourquoi » le monde est-il ainsi, mais du « comment » ; non la recherche de la cause des phénomènes mais celle des lois qui permettent de les décrire et de les anticiper.
La série Formation présente un parallèle explicite entre le classement des cactus et le geste de l’artiste sélectionnant à son tour parmi tous les négatifs conservés ceux qu’il souhaitera reproduire. Son point de vue reste ainsi perceptible puisque du. choix réalisé dans les négatifs de Haage se recompose une logique narrative. Cette combinaison d’images trahit le caractère subjectif de la mémoire et l’interprétation qu’il nous livre presque à son insu.
Ces photographies portent toutes un thème commun, celui du classement, du choix et du jugement. Le catalogue incarne à la fois le phénomène de la culture et de la classification, mais exhibe aussi un résultat censé incarner l’idéal.
Presque malgré eux, ces documents visuels conjugués aux thèmes du tri et du choix induisent immanquablement une réflexion portant sur des questions historiques contemporaines des images de Haage : Niedling ne manque pas de nous plonger dans les plus sombres aspects de la Seconde Guerre Mondiale : celui des crimes nazis.
Il en va alors de la culture des plantes de la même manière pour la culture humaine : la politique officielle de l’eugénisme. Les individus jugés inférieurs sont stérilisés et détruits tandis que la reproduction des éléments supérieurs est encouragée.
Les couteaux menaçants (Formation #23), les vues d’architecture ressemblant à des camps de concentration (Formation #30), les cactus se travestissant en radiographies médicales (Formation #26) ou tachés de rehauts rouges originaux, deviennent le support d’une toute autre intensité dramatique à la lumière de cette interprétation.
Ces images vont cependant au delà de cette dernière et ont ceci d’universel que ces méthodes ne furent pas l’apanage des nazis, car on en retrouve certaines par exemple chez les Américains, les japonais ou encore les suédois. Ce sentiment désagréable de séduction et de répulsion induits par le procédé et le choix de ces images est peut-être justement cette leçon particulière que nous livre ici Niedling. La jouissance esthétique et l’effroi intellectuel induits par la série Formation crée un climat déconcertant à la limite de l’oppressant. la décomposition des degrés de perception est alors révélée par cette gêne provoquée par le malaise d’avoir pris du plaisir à regarder ces images avant d’en comprendre la charge historique.
La valeur artistique d’un monument n’est pas, selon Alois Riegel dans sa valeur de remémoration mais plutôt une valeur liée au Kunstwollen, le « vouloir artistique » de l’époque qui la prend en considération. Niedling propose un pont entre les époques afin d’expliquer que des composants d’un Kunstwollen, qu’ils soient sociaux, politiques ou esthétiques peuvent dans une certaine mesure trouver un écho à travers les époques et permettre, à travers cet élargissement de la vision dans le temps, de mieux comprendre notre époque.
La mémoire et le passé constituent à travers les différentes séries photographiques de Niedling (Forst, Archiv, Status et ici Formation), un axe majeur de son travail qu’il cherche de manière récurente à partager avec le spectateur. Cependant, à l’inverse des photographes de la Nouvelle Objectivité, il ne prétend pas constituer une grille universelle conduisant au rapport simple et déterminé du signifiant au signifié sans pour autant imposer un point de vue particulier sur ses œuvres. Son travail est un catalyseur de réflexions subjectives liées au parcours individuel du spectateur et à son histoire propre et interroge par là même la nature du phénomène identitaire qui s’exprime dans ses propres point de vue et interprétation, comme dans le cas présent avec son lien à la mémoire et à l’histoire de l’Allemagne.
Selon Henri Bergson, « Toute conscience est donc mémoire, conservation et accumulation du passé dans le présent » (l’Énergie spirituelle ). L’expérience demeurait donc dans l’esprit et pourrait, en droit, redevenir consciente. Puisque l’image permet la transmission de la mémoire sous une forme de métaphore, Niedling nous incite à l’évoquer, l’échanger et la perpétuer. La mémoire collective étant un phénomène en constant changement, il s’agit alors pour nous de la négocier.
« Formation » est le nom de la série et du livre de Erik Niedling paru chez Hatje Cantz Verlag
All Images are (c)Erik Niedling / Courtesy Hamish Morrison Galerie