Interview de l’artiste Sebastian Gögel réalisée à l’occasion de son exposition à la galerie Laurent Müller et publiée dans le catalogue de l’exposition.
Matthieu Lelièvre : Dans ton exposition chez Laurent Müller à Paris nous avons l’impression de découvrir un univers complet car tu as tout conçu (œuvres, socles, lumière, musique). De tous ces éléments qui fonctionnent très bien ensemble, se dégage une atmosphère particulière et cohérente, sorte d’oeuvre d’art totale. Comment peut-on décrire cette atmosphère?
Sebastian Gögel : Sombre, Elevé, Agressif, Mélancolique, Excité, Enjoué, Humoristique, Critique. J’ai essayé de créer un espace universel où tous les artefacts ont leur place – comme lorsqu’on meuble un appartement et qu’il paraît logique que le tapis va aller par terre. Seulement que c’est un salon dans un musée ou un château. Si l’on veut se l’imaginer c’est un lieu dans lequel habite un fantôme et où il s’entoure de ces créatures de l’art, il y pense, y vit.
ML :Certaines oeuvres évoquent l’autorité et l’effroi qu’inspiraient les anciens dieux (grecs, aztèques…). Tu as dit ailleurs qu’il ne s’agissait pas d’une religiosité particulière mais plutôt d’une spiritualité globale. Quelles sont les valeurs spirituelles qui t’intéressent et qui seraient sensibles dans tes oeuvres?
SG :J’aime l’intuition. Un mélange entre intuition et décision concrète. L’œuvre d’art parfaite pour moi est une image vivante, peut-être comme une image enchantée. Dans un rêve, je rentrais dans une pièce d’un musée où étaient exposées des toiles avec des portraits de personnes dont je ne reconnaissais pas les visages. Après avoir été un certain temps dans cette pièce à regarder les portraits, ils commencèrent à me fixer en retour, comme directement en moi. Les yeux des portraits commencèrent de vivre et les visages bougeaient. Je comprenais que c’était moi qui avais peint ces toiles. Peut-être que le fantôme qui habite dans ce lieu est l’incarnation de l’art quand il vient frapper à ta porte, qui te rend visite et, quand il s’aperçoit que tu t’efforces de faire de l’art, cet esprit vient en toi et tu deviens l’art et tu sais le faire. Pour ainsi dire de l’exorcisme à l’envers.
Ceci est une image de ce qui va stimuler mes pensées, ce qui va m’occuper. C’est absolument une spiritualité qui va viser l’idée universelle de ce qu’est l’art. Les variations de l’approche, les différents thèmes, tout ceci m’inspire de faire de l’art.
ML : Dans l’exposition „Medusa in Paris“, le spectateur ressent à quel point tu estimes la culture et l’histoire. Il y a de nombreuses références et un certain syncrétisme, mais tu crées toutefois quelque chose de nouveau avec un vocabulaire propre. Peux-tu nous dire quelle est l’origine de ton univers visuel et de ton bagage intellectuel?
SG :Evidemment c’est difficile à y répondre en général puisque tu traverses la vie avec les yeux grands ouverts. Mais j’aime regarder là où il y a des objets ou des choses qui m’irritent. De ce fait mon regard tombe sur des curiosités en tout genre, que ce soit parmi les hommes, l’architecture ou même la Chambre d’Ambre par exemple. Bien que je n’aie jamais vu la Chambre d’Ambre, il existe en moi une image d’elle qui vient des récits. Sinon beaucoup de choses m’inspirent : les animaux, les situations, la musique, la beauté et la laideur. La contradiction, l’or et la merde.
ML : Dans tes dessins, le trait est complexe et puissant. Conçois-tu en amont une esquisse? On retrouve, malgré le passage de la gomme, dans la figure du caissier par exemple, les différentes directions que tu as envisagées. Doit-on lire ces traits comme des repentirs, comme l’évolution de ton concept, de tes pensées? Ou bien peut-on encore y voir un processus conscient destiné à témoigner de la complexité de la réalité?
SG : C’est un tâtonnement vers la forme. Au début de chaque œuvre il y a le soupçon d’une idée. L’impulsion intuitive dans le dessin nécessite constamment d’être corrigée. Bien sûr qu’on peut voir le fait d’effacer des traits et des lignes dessinées comme une forme de repentir, de regret. La contrainte de le faire mieux fait aussi partie du processus du travail. On peut évidemment interpréter la complexité de la réalité dans un certain processus de travail mais l’artiste n’est pas non plus tout le temps occupé à réfléchir à son univers dès qu’il balance un coup de pinceau. De temps en temps ce sont des processus de création très formels qui entrent en jeu, pourquoi une forme ou une couleur devient ce qu’elle est, pour des raisons très techniques. Ce mélange entre “juste exécuter” et une certaine mégalomanie qui vont s’infiltrer dans le processus, parce que cet acte innocent de dessiner va devenir un indicateur et soudainement déclencher la réflexion. C’est comme une bataille à travers le temps et l’espace, la grandeur et la folie. Une sorte de moment génial, un spectacle de l’instant. Ceci pourrait-être dans cet exemple le processus de dessiner et de gommer. Dessiner c’est pour moi comme écrire pour les autres, j’y suis simplement plus rapide et j’arrive mieux à m’exprimer. Dessiner c’est penser et prendre conscience de quelque chose.
ML : Tu décris ton oeuvre avec des mots forts „Critique, Mélancolique, Agressif“ mais tu sembles au contraire être un homme calme, aimable et positif. Dans le même temps, tu es très intéressé par les réactions de ton public. Ton art est-il d’abord une thérapie personnelle ou une proposition destinée au spectateur, un miroir l’invitant à faire face à ses propres démons, tel un exorcisme?
SG :Exorcisme est bien. Ce serait bien que l’art puisse exorciser le diable chez l’un ou l’autre.
C’est bien si je parais équilibré mais le contraire est la réalité : je suis un écorché poussé par les idées et l’obsession du “devoir faire”. Il s’agit d’être quelqu’un qu’on n’est pas, un peu comme ce qu’on a dit, l’exorcisme à l’envers. Je veux être le mal, le Tout-puissant et seulement en passant par la relique de l’art tu peux y arriver. Pas exorciser le diable mais l’inoculer ou, encore mieux, caricaturer le diable. Tu te crées un lieu et un mode avec l’art qui t’isole du médiocre de ce monde où tu peux exister. L’art arrive de te catapulter dans un état de puissance universelle, tu es le dieu de la terre et de l’univers total. Tu es génial. D’ordinaire cet état n’arrive pas car tu es distrait par le diable de la médiocrité et du monde normal.
Des appellations comme Force, Critique, Mélancolie, Agressivité etc, correspondent à un appel au secours du désir de cet état. Évidemment il est très important de s’assurer où
l’on se situe par rapport à tout cela. Du coup, je n’évite pas de demander aux autres ce qu’ils en pensent. L’avis des autres est important pour moi, surtout si ce sont des personnes que j’admire ou que j’apprécie.
Je trouve que l’art doit rester communicatif, l’échange des un et des autres est ce qui va hisser vers le haut la conception de l’art. C’est seulement comme ça que surgissent de belles idées sur les choses. Un individu seul ne peut pas accéder à la dimension totale des choses même s’il pense qu’il est génial. La médiocrité, la fainéantise et l’inconnu, se dépasser soi-même, sont les plus grand obstacles.
Montrer les démons est une solution où pourrait se trouver la clé pour ouvrir les portails menant à soi et au monde. Les démons sont une bonne métaphore pour les complications, les divisions, l’écartèlement des relations entre les hommes, le bien et le mal. Mais les démons ou les monstres sont aussi des costauds qui te guident à travers l’épaisseur de l’obscurité. Ce sont tes protecteurs. Ils représentent l’un mais aussi son contraire.
Peut-être que l’exorcisme dans son double sens est l’unique possibilité pour tous et finalement ne représente qu’une autre forme de confrontation et conséquence. Car une vie
sans conséquences est un labyrinthe.
ML : Que peut-on apprendre encore aujourd’hui des vielles histoires telles que celle de Méduse?
SG :Qu’est-ce qu’on peut apprendre de la Méduse? C’est une belle question. Pour moi, il ne s’agit pas de ce que nous pouvons apprendre des vieilles histoires des Grecs – de toute manière personne ne sait si celles-ci sont vraies. Ce qui m’intéresse est comment on fait pour trouver une histoire pareille, quelle en est l’équation et quel acte humain se trouve derrière. Du coup, ce n’est pas différent aujourd’hui quand de nouveaux objets prennent forme en se cristallisant à partir de processus et d’actes et de scénarios en cours. Je n’aime pas quand on récite l’Antiquité, le monde est plein des luttes entre seigneurs et le Moyen Âge. Cela doit s’arrêter.
Évidemment que je m’en sers, mais j’en ai aussi besoin pour pouvoir le surmonter. Je veux créer quelque chose de nouveau, quelque chose comme une nouvelle histoire. Méduse est déjà par la prononciation de son nom une image de terreur très forte. C’est l’image au-dessus de soi-même et au-dessus de l’autre. Comme de se laisser créer des formes dans l’art et de les perfectionner en gommant avec regret, je trouve que chacun a le devoir d’exorciser son propre Moyen Âge et de se renouveler. Il faut se transformer en bien et devenir plus malin que l’on est. C’est cela que nous pouvons apprendre de Méduse. Je ne me vois pas ici comme père la morale. C’est le devoir de l’art de nous enseigner cela et cela ressurgit grâce aux termes polarisants tels que Critique, Mélancolique ou Agressif.