TIGHTROPE, DE LA CREATION D’UN EQUILIBRE

L’équilibre n’est pas approximatif. Il est ou n’est pas. Il n’y a pas de demi-mesure. C’est l’état d’un corps dans lequel les forces qui s’exercent ne se surpassent pas. Il ne s’agit pas forcément d’un état statique ou stable car le danger reste présent et c’est précisément a cette menace du basculement de la vie à la mort – l’équilibre est absolu – que le funambule doit faire face. Le célèbre français Philippe Petit, dont le fait le plus notable reste d’avoir traversé illégalement d’une tour a l’autre du World Trade Center en 1974(1) nous le rappelle : « Une traversée sur un fil est une métaphore de la vie : il y a un début, une fin, une progression, et si l’on fait un pas à côté, on meurt ».(2)
En choisissant d’intituler son exposition TIGHTROPE, la Galerie Laurent Mueller développe une métaphore entre la pratique artistique et le funambulisme : une démonstration de ce que représente la prise de risque, cette dynamique nourricière et omniprésente de la création artistique. Dans le champ de la création, on parle souvent d’harmonie et cette notion n’existe pas sans celle du balancement. Si l’on considère que l’équilibre en mouvement caractérise l’art de la danse tandis que l’équilibre statique relève de la sculpture, en rassemblant les œuvres de l’artiste brésilienne Valérie Dantas Mota et de l’allemand Christof Zwiener, TIGHTROPE tente cependant d’échapper à cette classification pour en explorer la fin, et surtout les moyens.


TIGHTROPE – ©Galerie Laurent Mueller 2013/Cyrille Robin
Les sculptures de Dantas Mota  mettent en jeu des forces visibles (le poids) qui ne réalisent pas un dénouement en soi, mais qui mettent en scène une suspension du drame, dans l’espace et dans le temps. L’équilibre de Zwiener d’un autre coté, relève d’une abstraction mentale. La tension psychologique que ses œuvres induisent est celle de l’épanouissement dans un système de valeurs, transcrites dans un équilibre à la fois formel et conceptuel. Les tensions mises en scène dans l’exposition TIGHTROPE sont donc complémentaires, même si les œuvres en présence ne choisissent ni la même dramaturgie, ni les mêmes implications physiques et psychologiques non plus que le même dénouement.
Valérie Dantas Mota, Puits, 2013
©GalerieLaurentMueller/Cyrille Robin
Le caractère un peu étrange et spectaculaire des œuvres telles que Funambule I rappelle immanquablement le geste de son auteur. Par une mise en scène en négatif, l’assemblage et le rôle de la main sont perceptibles. Le spectateur ressent intuitivement ce moment précis où l’artiste a assemblé le bois, le cuir, le plomb, la cire et les serre-joints, ressentant les balancements fébriles des matériaux en lutte les uns contre les autres dans une compétition pour atteindre le sol, esclaves de l’abstraction. On ressent alors cet instant bref chargé d’angoisse où elle a retiré sa main afin de laisser ces forces s’affronter sans béquille, sans triche, être livrés à elles même afin, si le geste était suffisamment bien mesuré, de s’annuler et de se garantir de la chute. Le funambule n’est alors pas l’objet mais bien l’artiste, puisqu’il met en scène ce moment extrêmement précis ou Dantas Mota a ressenti avec confiance cet équilibre exister sans sa propre main, ce moment qui demeure en suspend pendant tout le temps de l’exposition tant que la catastrophe ne survient pas. D’ou pourrait elle d’ailleurs surgir, cette catastrophe, d’une force extérieure, ou bien d’elle même?
L’opposition du métal et de la cire, matériau amorphe et fragile, constitue la plus grande instabilité dans son travail, car elle provoque une anticipation psychologique de cette prise de risque. La cire semble menacer de se liquéfier et de compromettre cet ensemble. La structure et les liens de cuir de Puits pourront faiblir et se briser en détruisant le miroir par l’effondrement du métal, rendant à néant à la fois le système et l’image. Car cet état d’équilibre finalement, aussi parfait qu’il soit et même si la stabilité renforce ce sentiment d’éternité, ne peut pas durer. Comme dans tout corps vieillissant, le temps se sert des faiblesses internes des œuvres, de leurs propres matériaux, pour qu’elles se trahissent elles-mêmes. L’emploi de la cire évoque par ailleurs cette fébrilité caractéristique des œuvres relevant de l’Arte Povera d’un Mario Merz. L’opposition-dépendance de la cire, élément organique et amorphe et du support en bois de Valérie Dantas Mota rappelle la salade de la « struttura che mangia » qui vient assurer par sa présence même le fragile équilibre de la sculpture de Giovanni Anselmo. L’équilibre garanti par la présence du corps fragile et éphémère devient la raison même d’être de la sculpture.
Christopf Zwiener, Maior et minor (fig.2)
2013
©GalerieLaurentMueller/Cyrille Robin
De son côté, Zwiener recourt à une astucieuse mise en espace qui explore cette rare acmé qu’est la double existence d’un équilibre à la fois intérieur et extérieur. Le regard du spectateur traverse la solide structure géométrique qui n’est pour une fois pas seulement une projection mais aussi une évidence spatiale. L’œuvre possède cette force de la présence, cette évidence ontologique, sans pour autant s’encombrer d’un corps. Il s’agit de dispositifs en fils, on le sait, mais l’espace d’un instant, l’œil se laisse séduire par cette apparition surprenante et presque abstraite. Il croit alors tout avoir compris. Une sorte de matérialisation évidente de l’esprit. Ces matérialisations géométriques sont secondées par la présence aussi absurde que rassurante de socles et d’une disposition stricte et axiale dans la galerie. Tandis que chaque forme flotte dans l’espace sans vibrer, leur socle au volume précisément calculé repose lourdement au sol comme pour trahir leur matérialité. Les dimensions des socles varient d’une sculpture à l’autre dans une forme d’harmonie qui semble ne pas requérir d’explication. C’est que le volume des socles est identique et toutes les sculptures présentées dans l’espace ont un rapport entre elles. Leurs dimensions sont corrélées par un rapport de proportions qui les rendent dépendantes les unes des autres pour atteindre une harmonie qui dépasse leur équilibre propre.
Nous avons rapproché les sculptures de Dantas Mota des productions de l’Arte Povera. Si Germano Celant dans « Preconistoria » invoque des œuvres dont le « caractère empirique et non spéculatif du matériau » en permet une intelligibilité immédiate, les œuvres des deux artistes en présence ne sont cependant pas effectives par leur matérialité mais plutôt par leur procédé. En ce sens, Zwiener œuvre à une véritable abstraction du matériau. Ses installations consistent à tendre des fils dans l’espace à partir de points calculés situés au sol, sur les murs et au plafond. Les cordelettes noires rigidifiées par la tension évoquent plus les figures tracées dans un manuel de géométrie euclidienne et de trigonométrie que les mobiles ou des funambules du cirque de Calder, dont l’arrangement et l’équilibre sont abandonnés au hasard. Quand Dantas Mota évoque la perception de l’espace par le sentiment de la précarité, de l’opposition des éléments contraires, Zwiener réconforte le spectateur. Il reconstitue dans maior et minor (fig. 2), un monde dans lequel le concept aussi fou que la ligne et l’angle droit sont réels et indéniables, puisqu’ils peuvent prendre forme. Il concrétise la projection mentale de l’espace dans lequel nous nous conçevons et construisons.
TIGHTROPE ©GalerieLaurentMueller 2013/Cyrille Robin
L’état d’équilibre est absolu, avons nous rappelé, ou il n’est pas. S’il est, il doit être inflexible et sans défaut. Cette forme d’absolu rappelle la notion d’idéal en art, ce modèle de perfection universelle. L’exposition TIGHTROPE convie deux artistes à mettre en forme cette dialectique de l’idéal. Une sorte de confrontation entre le classicisme et le baroque qui démontre qu’un mouvement a besoin de l’autre pour donner son sens réel au principe même d’équilibre. Cet équilibre est atteint dans l’œuvre de Dantas Mora dans ce contre poids qui évoque le baroque ou le rococo, cette excroissance stylistique qui se développe dans l’espace telle une concrétion inexplicable perturbant l’axe, tandis que la tension interne de Zwiener nous rapproche de cet idéal hégélien où la forme et l’idée ne font qu’un.
Il n’est donc pas ici seulement question d’atteindre un idéal par cette adéquation du contenu et de la forme, mais d’unir ces démarches dans l’acceptation de la pluralité d’idéaux. Un dialogue en somme, concluant, qui aboutit sur l’entente et l’enrichissement mutuels, une sorte de dialogue social fonctionnel. L’échange qui prend place entre Valerie Dantas Mota et Christof Zwiener s’enrichit d’une série d’oppositions, entre l’équilibre stable et instable, l’abstraction et l’incarnation, le concept et le corps, le plein et le vide, le balancement et l’immobilisme de la tension. Si l’équilibre est cet état dans lequel les forces en présence ne se surpassent pas, TIGHTROPE témoignent de ce que l’équilibre n’est effectivement pas une affaire de tension, mais de pertinence et de dialogue. Ce n’est pas en d’autres termes que le fameux funambule cité plus haut s’exprime « Le funambule relie les choses vouées à être éloignées, c’est sa dimension mystique ».(3)
Note : (1)James Marsh, Man on Wire, Oscar 2009 du meilleur film documentaire.
(2)« Philippe Petit, un funambule entre deux tours », in Le Figaro, 6 octobre 2008
(3) idem

Texte publié dans le catalogue de l’exposition

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