La Libertad (2016) constitue un regard sur la vie des Navajo à travers leur quotidien, en particulier sur la place qu’y occupe la technique traditionnelle et préservée du tissage. Le mot « liberté » revient fréquemment dans leur langage. Au-delà de la forme documentaire, de l’enregistrement de la trace, il est ici question de la reconstitution du récit. Mais quelle forme pour quel récit ? Quelle relation entre l’image, son mouvement, sa relation au mot, à la transition du savoir et de l’expérience ? La « fiction ethnographique » est l’expression d’une forme du récit qui assumerait le regard de son auteur, puisque toute analyse effectuée à partir du prélèvement est nécessairement partielle et biaisé. Elle interroge ainsi les modes de transcription de l’autre à travers la tradition documentaire ethnographique et se confronte à un programme plus ambitieux encore, celui de décoloniser l’ethnographie.
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Laura Hertas Millan, Speech, vidéo HD, 5 min. Loop, 2016 |
Dans un style apparemment très différent mais qui vient compléter le sens général de sa démarche, Speech (2016) emporte le spectateur dans un flux de témoignages d’actrices recevant un oscar. Cette succession de séquences enchaîne les émotions et permet de s’interroger sur la place laissée aux femmes dans l’industrie du cinéma mais aussi la façon dont elles-mêmes l’occupent. Si le format diffère entre ces deux vidéos, celles-ci ne sont pas incompatibles, notamment par les questions sociétales qu’elles abordent, en particulier sur les femmes au sein de deux contextes bien différents. Cette opposition apparente n’est pas inconsciente dans le choix de l’artiste de montrer ces deux vidéos en dialogue.
En recourant au terme de « fictions ethnographiques », Laura Huertas Millán exprime la nature de ses films qui sont à mi-chemin entre plusieurs genres filmiques. Ceux-ci sont à la fois des enquêtes, des prélèvements du réel et rappellent en quelque sorte la façon dont les premiers ethnologues complétaient leurs enquêtes de terrain en prélevant des échantillons. Ces traces sont des déplacements de fragments d’un milieu précis à celui de l’espace de monstration et de partage que représente l’exposition, en particulier dans l’immersion d’une black box. Laura Huertas Millán se confronte, en tant qu’artiste, à la capacité peut-être utopique de capturer une image du vivant, du fragment d’un récit, qu’il faut à tout prix inscrire dans la mémoire et traduire sous la forme d’une narration que l’on pourra préserver et transmettre. Ramené à l’individu, cela pourrait évoquer une sorte de psychanalyse qui passerait par l’autre – cet « autre culturel » tel que le désigne à tort ou à raison l’anthropologue – et qui donnerait au soi, ne serait-ce qu’un fragment de seconde, une dimension universelle.
Texte publié dans le catalogue du 62eme Salon de Montrouge