Frédéric Malette modele ses œuvres à partir de ce qu’il a entre les mains à savoir du graphite, du papier, un peu de pigment et sa propre vie. L’histoire en tant que narration authentique et véritable n’existe pas tant elle se compose de milliards de micro-récits fluctuants, évanescents, réels ou supposés. Un dogme autoritaire peut décider d’en saisir un fragment et d’en faire une réalité qui sera ensuite enseignée aux générations, toujours est-il que ceux-là même qui l’auront vécu auront peu de chances de reconnaître dans ces discours leur propre expérience, car l’histoire est bien-sûr relative et les œuvres de Frédéric Malette semblent faites pour le rappeler. L’expérience et la mémoire, tout aussi subjectives, peuvent alors avoir une valeur officielle, ne serait-ce que pour l’individu, c’est pourquoi l’artiste n’expose souvent que des fragments de mémoire, personnelle, d’images, d’oeuvres, de civilisations et de paysages croisés, de gens rencontrés et remémorés. Dans cette instabilité permanente, le travail de Frédéric Malette fait office de témoin et pour témoigner, il dessine.
Il dessine sur du papier, des murs mais bien souvent aussi sur du papier calque. Ce dernier est devenu au fil des années et des séries bien plus qu’un procédé graphique. Tout ce qui se joue d’essentiel dans son travail s’incarne à merveille dans ce support, les contingences techniques et les impacts esthétiques d’un tel choix. Il ne provoque pas la lumière en rehaussant de blanc sa composition, il construit le sombre et attend de la lumière qu’elle émerge simplement du dessin, naturellement. Un procédé simple et unique qui induit une subtilité remarquable qu’il rehausse parfois de couleurs, du vert ou du rouge, avec de la couleur acrylique, appliquée comme par accident, plus rarement d’or.
Le spectateur arrive après la bataille, car Malette construit sa composition en dessinant de part et d’autre de la feuille, il évalue la charge émotionnelle et lumineuse portée par les deux faces, le yin et le yang son tâchés, imbriqués, et de cette contamination doit pouvoir émerger l’équilibre.
Le trait robuste est contredit par la gomme et l’ombre de son opposé, les dessins juxtaposés se complètent, s’affrontent mais ne se neutralisent jamais. L’artiste injecte ses contradictions et sa soif de confronter sa propre psyché sur le papier, de façon aussi ambitieusement cryptée qu’effroyablement nue.

2018, graphite sur calque, 100 x 70 cm
Les grands mythes de l’Antiquité qu’il convoque incarnent dans leur thématiques et dans leurs noms même les pathologies les plus humaines, les crimes quotidiens, les tabous sociétaux. L’envie, le désir, l’inceste, le meurtre, la gloire, la justice… Dans l’immense subjectivité de l’individu sensible, les grands drames de l’Histoire et de la littérature ne sont rien en comparaison de ses conflits intérieurs, tandis que les faits divers les plus intimes font bien souvent les meilleurs thrillers.
Avec son procédé de juxtaposition, d’abrasion, de manipulation, et malgré des proportions réduites, chaque dessin est comme le rideau d’un théâtre sur lequel l’image du début et l’image de la fin d’une tragédie toute entière sont projetées, induisant une tension dramatique unique dont le dessinateur semble saisir l’acmé avec d’autant plus de facilité, qu’il semble maîtriser tous les genres narratifs.
La figure humaine est essentielle dans le travail de Frédérique Malette, peut-être parce que c’est le meurtre, la trahison ou le pécher originels qui semblent le hanter. Ce sont souvent des figures classiques, du cinéma, de la littérature, de l’Antiquité, personnages fictifs, réels ou déifiés qui servent d’exemples : l’exemplum virtutis de l’Histoire, du talent, qui sert de parangon dans les manuels et pas seulement d’histoire de l’art. Ces modèles qui – selon la tradition, la morale, les parents, le bedeau et même son Eminence, pour paraphraser Jacques Brel, doivent encore aujourd’hui pouvoir servir d’exemple afin d’apprendre à être un homme, une femme, une mère, un père, un amant, un citoyen. L’artiste a en effet dans son travail toujours mis une part biographique soigneusement dissimulée mais saisissante, constitutive, vibrante et même hurlante.
Curieusement, ces portraits expressionnistes, agressés par le crayon et attaqués par la gomme sont souvent dépourvus de pupilles ou d’étincelle pour allumer le regard. La plupart des figures ont été amputées de celui-ci, lui-même désincarné et évaporé au dehors de la composition, comme avec le temps. Si la puissance domine ses dessins, c’est peut-être cependant cette récurrence étrange qui les humanise le plus. Cette absence de regard et d’engagement direct avec le spectateur, additionné au caractère fuyant des visages confèrent une mélancolie profonde et presque philosophique aux modèles. Selon l’artiste, « Ils choisissent alors de regarder autour d’eux la surface des choses et tentent de repérer l’essentiel pour que la trace, l’histoire des autres, meurt au présent et continue dans le passé pour que le futur commence. » Ces figures semblent en effet posséder bien des clefs que nous n’avons pas et qui leur permettent d’avoir accès à autant de mystères. Ces visages incarnent les individus qu’ils ont été, ceux qu’ils ont vu, ceux qui les ont fait et si le dessin de Frédéric Malette semble avoir des affinités avec les œuvres d’artistes qui se consacrent à « la mémoire » – vaste et abstrait sujet – ce n’est pas tant dans la nature de l’information que l’on conserve ou même sa transmission, donc pas nécessairement le principe de conservation de la mémoire, mais dans la prise de conscience de la fragilité de celle-ci qu’il excelle et notamment le vertige qui accompagne cette conscience de l’oubli. On entre en présence de ses dessins comme de celle d’un graffiti de l’Antiquité. Quelqu’un était là, a respiré, vécu, touché, existé, aimé, créé. Mais qu’en reste t il ?
Nous relevions plus haut le caractère expressionniste du geste et la composition agitée, mais ces figures sont déjà ailleurs – enfuies avec le souvenir que l’on a d’elles – et le caractère fuyant de leur regard vient appuyer cette juxtaposition des dimensions. Elles savent et ressentent. Elles sont le trait d’union entre les temps et les espaces, derrière la feuille, devant, hier, demain. Ces figures convoquées du passé, qui ont souvent sombré dans l’anonymat, recomposées par la bravoure technique d’un artiste mais disloquées par la passion de ces mêmes mains, semblent penser qu’elles ne nous ont pas survécu, mais elles semblent déjà avoir la distance émotionnelle de penser qu’au fond, ce n’est pas grave. Car, comme nous l’évoque la voix-off du film d’Alain Resnais et de Chris Marker dans « Les Statues meurent aussi », « C’est que le peuple des statues est mortel. Un jour les visages de pierre se décomposent à leur tour. Les civilisations laissent derrière elles ces traces mutilées comme les cailloux du Petit Poucet mais l’histoire a tout mangé. Un objet est mort quand le regard vivant qui se posait sur lui a disparu »
Matthieu Lelièvre
2 février 2019
Texte écrit pour le catalogue de l’exposition « Frédéric Malette, Attendre que les nuages crèvent »
Maison des Arts de Châtillon
15 mars – 27 avril 2019