Avec La Ventriloque rouge [The Red Ventriloquist], sa première exposition monographique en France, l’artiste sud- africaine Mary Sibande porte le format de la sculpture et de l’installation à une échelle inédite dans son travail.
Mary Sibande développe depuis plusieurs années un art de la sculpture et de l’installation profondément biographique et incarné, qui a donné naissance à plusieurs personnages et couleurs inspirés de la vie des femmes de sa famille. À travers ces avatars, elle témoigne des conditions de vie des femmes noires sud-africaines et de leur place dans l’histoire complexe d’un pays construit sur la ségrégation raciale. La figure de Sophie, que l’artiste présente comme son alter ego, révèle les discriminations classistes, racistes et sexistes qui conditionnent la vie des femmes noires en Afrique du Sud. Profondément intersectionnel, le récit de son existence se situe, tout comme ceux de ses prédécesseuses, à la croisée de l’ensemble de ces formes d’inégalités qui les impactent tant socialement qu’économiquement, malgré les promesses qui ont suivi la fin de l’apartheid en 1991. L’artiste explique que les conditions alors réunies ont peut être donné des droits civiques à la majorité noire, mais que les décisions politiques qui ont suivi ont empêché une véritable refonte sociale et économique du pays. Ce phénomène ne s’est pas résorbé au fil des ans, et la frustration et le sentiment d’injustice qui en découlent ont fait naître des formes de violence que Mary Sibande associe directement à ces injustices structurelles.
Si d’un point de vue politique la fin de l’apartheid est une réalité et une victoire, il a été largement remarqué qu’elle reste inachevée du point de vue économique. De nombreuses inégalités structurelles persistent dans un pays où, en 2015, le revenu annuel moyen des familles noires était de 6 444 euros, tandis qu’il s’élevait à 30 800 euros pour les familles blanches. Cet écart est le reflet de bien d’autres inégalités, qu’il s’agisse par exemple de l’accès au travail ou encore à l’assurance santé 1 . Les réformes ont permis l’émergence d’une classe moyenne et d’une élite noires, mais la plupart des Sud-Africains, les habitants des townships en particulier, vivent et ressentent un réel abandon. Ces inégalités, qui se voient confirmées étude après étude, ont été encore creusées par la crise sanitaire. Cette période a connu une escalade de tensions qui a pris la forme de révoltes et de lootings, des pillages de magasins qui traduisent, au-delà des manifestations politiques et d’une insécurité systémique, la détresse de celles et ceux qui ne peuvent plus se fournir en produits alimentaires. La violence, profondément ancrée dans la vie de ces populations fragilisées, inspire à l’artiste une réflexion sur la gestion de cette colère.
Particulièrement marquée par ces événements récents, Mary Sibande a conçu son exposition au macLYON comme un véritable théâtre de la violence, matérialisée dans une vaste installation sculpturale et sonore. Elle l’envisage comme l’expression et le témoin des tensions engendrées et maintenues par une situation inégalitaire. C’est par la couleur que l’artiste donne une incarnation à ces enjeux.
Dans son travail, Mary Sibande explore la puissance évocatrice, symbolique et politique de la couleur, alternant et faisant se superposer différents coloris tel que bleu ou le pourpre. Depuis quelques années, le rouge tient une place prépondérante dans ses sculptures et ses photographies. Recouvrant tout d’abord les corps des chiens et des vautours, il a commencé à apparaitre dans les plis des vêtements de ses figures pour finalement envelopper entièrement le corps de celles qui sont aujourd’hui de véritables prêtresses. Ces nuances écarlates de « la ventriloque rouge » sont devenues, pour l’artiste, le symbole d’une colère citoyenne. Ce parallèle entre l’émotion et la couleur trouve son origine dans des expressions existant dans plusieurs des 11 langues et dialectes parlés en Afrique du Sud. En swati notamment, existe une expression qui associe le sentiment de colère à un chien rouge. Mary Sibande s’est inspirée de cette nuance particulière donnée au langage pour construire une installation dans laquelle la prêtresse rouge enseigne à une armée de chiens de la même couleur à maîtriser et à transformer leur colère.
À la suite du personnage de Sophie, qui a accompagné l’artiste depuis plusieurs années, la ventriloque – celle qui prête une parole à ceux qui n’en ont pas – représente un nouvel avatar qui réinterroge le rôle de l’artiste à l’échelle de la société et l’engagement dont il ou elle est prêt·e à se saisir. La figure évoque en parallèle la façon dont les langues, qui peuvent à la fois rapprocher et diviser les individus, peuvent entrer en résonance.
Matthieu Lelièvre, Commissaire de l’exposition
image : Mary Sibande, The Locus, 2019 Série I Came Apart at the Seams, Impression jet d’encre sur papier Hahnemühle Photo Rag, support Daisec, 200×136cm Courtesy de l’artiste et SMAC Gallery, Le Cap/Johannesburg
ENGLISH
Mary Sibande : The Red Ventriloquist
For her exhibition The Red Ventriloquist at macLYON, South African artist Mary Sibande has raised sculpture and installation to a level not seen before in her work.
Over a number of years, Mary Sibande has been developing a deeply biographical and personalised combination of sculpture and installation, which has generated several characters and colours derived from the lives of the women in her family. Through these avatars she reflects the living conditions of black South African women and their place in the complex history of a country built on racial segregation. The figure of Sophie, whom the artist presents as her alter ego, exposes the classism, the racism and the sexism that shape the lives of black women in South Africa. The story of her life, like those of her predecessors, is deeply intersectional and lies at the interface of all of those forms of inequality that impact on black women both socially and economically, despite the promises made after the end of apartheid in 1991.
The artist explains that although the conditions prevailing at the time may have given the black majority civil rights, ensuing political decisions prevented any real social and economic overhaul of the country. The situation has not improved over the years, and the resulting frustration and sense of injustice have led to forms of violence that Mary Sibande associates directly with these structural injustices.
While from a political point of view the end of apartheid is a reality and a victory, it has been widely noted that economically it is an incomplete victory. Many structural inequalities persist in a country where, in 2015, the average annual income of black families was €6,444, while it was €30,800 for white families. This gap reflects many other inequalities, for example in access to work and health insurance. 1 Reforms have enabled the emergence of a black middle-class elite, but most South Africans, especially township residents, feel a very real sense of alienation. These inequalities have been confirmed in study after study. They have been further exacerbated by the Covid crisis. This period has seen an escalation of tensions in the form of riots and looting which, beyond the political demonstrations and systemic insecurity, reflect the reality of people who can no longer afford the basic necessities. This violence, which is deeply ingrained in the lives of the disadvantaged sections of the population, has led the artist to reflect on the management of their anger.
Particularly marked by these recent events, Mary Sibande has conceived her exhibition at macLYON as a full-blown theatre of violence, in the form of a vast sculpture and sound installation. She sees it as an expression of and a response
to the tensions generated and perpetuated by an inequitable situation. The artist uses colour to give tangible expression to these issues.
In her work, Mary Sibande explores the evocative, symbolic and political power of colour, alternating and overlaying various different colours like blue or purple. For some years now, red has played a major role in her sculptures and photographs. She began by using it to cover the bodies of dogs and vultures. Then it began to appear in the folds of her figures’ clothes, until eventually it completely enveloped the bodies of women who now have to be considered as High Priestesses. The “red ventriloquist’s” scarlet shades have developed into a symbol of public anger in Sibande’s work.
This parallel between emotion and colour has its origins in expressions that exist in several of the eleven languages and dialects spoken in South Africa. In swazi, there is an expression that associates the feeling of anger with a red dog. Mary Sibande was inspired by this idiomatic use of colour to construct an installation in which the red priestess teaches an army of dogs of the same colour to control and adapt their anger. After Sophie, the persona that featured in the artist’s work for several years, comes the ventriloquist – she who lends her voice to those who have none – a new avatar that re-examines the role of the artist on a societal scale and the political involvement he or she is willing to take on. The figure also evokes the way in which languages – which are capable of bringing people together but also of dividing them – can create resonances
Matthieu Lelièvre, Exhibition Curator
Picture : Mary Sibande, The Locus, 2019 Series I Came Apart at the Seams Inkjet on Hahnemuhle Photo Rag, Daisec Mount 200×136cm Courtesy of the artist and SMAC Gallery, Cape Town/Johannesburg