Depuis la révolution dite « du Jasmin » (2010-2011), la Tunisie n’a de cesse d’interroger les orientations de son modèle de société, ainsi que les liens qui existent entre les forces politiques, civiles et institutionnelles. Témoin du désarroi de nombreux·se·s jeunes tenté·e·s de quitter le pays, Thameur Mejri (né à Tunis en 1982) partage avec toute une génération de concitoyen·ne·s un sentiment de crise perpétuelle, que l’artiste interprète comme le fruit d’une gestion chaotique du collectif. Les causes en seraient à chercher dans l’incomplétude du système démocratique en place depuis la décolonisation,
les tensions entre la société laïque et les valeurs religieuses dans les cercles publics comme privés, une vie politique à laquelle le plus grand nombre ne participe pas, et tant d’autres phénomènes qui traversent la société tunisienne. Plus généralement, l’artiste fait le constat d’une crise de la représentation démocratique, conséquence d’un décalage entre le fait politique et la vie des citoyen·ne·s. Sa peinture témoigne de ces enjeux structurels et informels, politiques et sociaux.
S’inspirant volontiers de la culture populaire mondialisée, Thameur Mejri utilise des techniques de répétitions, de juxtapositions et de superpositions entre une constellation d’objets plus ou moins identifiables et des surfaces aux couleurs éclatantes. Des éléments du quotidien,
des pictogrammes, des mots quelquefois, semblent flotter dans ces compositions fondées sur un désordre apparent, brouillant à dessein la lecture de l’œuvre. Si ces associations hétéroclites manifestent parfois une forme d’absurdité, voire d’humour, elles paraissent souvent menaçantes, recelant une violence latente. Dessinateur, peintre et vidéaste, Thameur Mejri croise les techniques et les sources d’inspirations pour construire un appareil critique à travers une iconographie singulière. Il évoque les dangers qui guettent les individus dans une société à la démocratie instable, nourri dans sa vision par la lecture des écrits de philosophes tels que Michel Foucault et Giorgio Agamben. Par leurs analyses des questions de l’État d’urgence et du biopouvoir, l’artiste examine les techniques spécifiques du pouvoir qui s’exercent sur les corps individuels des citoyen·ne·s. C’est précisément à travers la représentation du corps, en particulier nu, qu’il traduit la proximité de ces dangers. Les corps représentés, essentiellement masculins, se fragmentent, se déstructurent, voire se dégradent au contact d’objets avec lesquels ils fusionnent ou luttent. Des êtres hybrides, en mutation permanente, naissent alors sur la toile, dans une tentative provocatrice de s’émanciper des dogmes et des oppressions pesant sur eux.
Dans l’exposition Jusqu’à ce que s’effondrent mes veines (États d’urgence), les visiteur·euse·s auront, pour la première fois en France, la possibilité de découvrir le travail de Thameur Mejri.
En peuplant ses toiles et ses dessins d’objets, Thameur Mejri enclenche un processus critique portant sur le caractère aliénant de ces éléments et symboles du quotidien.
Cette réflexion a été récemment enrichie par sa rencontre avec la pensée du philosophe Bernard Stiegler qui estime, en s’appuyant notamment sur les recherches du célèbre archéologue André Leroi-Gourhan, que l’être humain naît incomplet. Lui manquant, contrairement au louveteau, la pelisse, il se couvre de vêtements et de chaussures. Ne pouvant chasser à mains nues, il se dote d’un arc pour tirer et d’un couteau pour dépecer. Ces objets, que Stiegler désigne sous le nom d’« organes exosomatiques », constituent d’une part un palliatif des limites du corps humain, et de l’autre, affectent et conditionnent en retour l’évolution des organes endosomatiques (autrement dit, ceux du corps propre), comme on le constate par exemple dans le cas du cerveau qui subit de nombreux changements en fonction de l’évolution des supports technologiques. L’importance de ces extensions du corps humain dans notre quotidien détermine dès lors bon nombre de nos actions et ouvre, selon Thameur Mejri, tout type d’interdépendances, d’inégalités et de formes de contrôle. En effet, ces objets peints par l’artiste, essentiels aux individus pour vivre, sont aussi les fruits d’une forme d’économie maîtrisée par un groupe restreint, une classe sociale dominante qui détient les moyens de production. À travers une diversité de pratiques, Thameur Mejri propose une relecture de l’histoire de ces objets et de l’ambivalence de leur rôle dans la société contemporaine.
Salma Tuqan et Matthieu Lelièvre, commissaires
Exposition du 11 février au 10 juillet 2022, plus d’informations là

Thameur Mejri, The Walking Target, 2020
180 × 150 cm
Courtesy of the artist and Selma Feriani Gallery, Tunis/London
Since the so-called “Jasmine Revolution” (2010-2011), Tunisia has been constantly questioning the directions of its model of society, as well as the links that exist between political, civil and institutional forces. As someone who sees the disarray of many young people tempted to leave the country, Thameur Mejri (born in Tunis in 1982) shares with a whole generation
of fellow countrymen and women a sense of perpetual crisis. He interprets this as being due to chaotic management of
the community. He feels that the root causes are to be found
in the incomplete democratic system that has existed since decolonisation, the tensions between secular society and religious values in both public and private circles, a political
life in which the majority of people do not participate, and a host of other phenomena that run through Tunisian society. More generally, the artist observes a crisis of democratic representation, the consequence of a gap between politics and the lives of ordinary citizens. His painting reflects these issues, both structural and informal, political and social.
Thameur Mejri is inspired by popular global culture and uses techniques of repetition, juxtaposition and superimposition between a variety of more or less identifiable objects and brightly coloured surfaces. Everyday elements, pictograms and (sometimes) words, seem to float in these compositions, which are based on an apparent disorder that deliberately blurs our reading of the work. These heterogeneous associations sometimes display a kind of absurdity, even humour, but they often come across as threatening, seeming to harbour a latent violence. Draughtsman, painter and video artist, Thameur Mejri combines techniques and sources of inspiration to construct
a critical apparatus through a singular iconography. He evokes the dangers that threaten individuals in a society where democracy is unstable. His vision is informed by the writings of philosophers such as Michel Foucault and Giorgio Agamben. Through their analyses of biopower and states of emergency, the artist examines the specific power mechanisms that are exercised over the individual bodies of citizens. It is precisely through the representation of the body, particularly the naked body, that he expresses the immediacy of these dangers.
The (usually) male bodies that are represented deconstruct, fragment, and even decompose in contact with various objects with which they either merge or clash. Hybrid beings in a state of permanent mutation emerge on the canvas, in a provocative attempt to liberate themselves from the dogmas and oppressions that weigh down on them
The exhibition Jusqu’à ce que s’effondrent mes veines (États d’urgence) [Until my veins burst (States of Emergency)] is the first opportunity for a French public to see the work of Thameur Mejri.
By populating his paintings and drawings with objects, he
sets in motion a critical process that focuses on the alienating nature of these elements and symbols of everyday life. His thinking along these lines has been further enriched by a recent encounter with the ideas of philosopher Bernard Stiegler, who, in the wake of research by the archaeologist André Leroi-Gourhan, maintains that human beings are born incomplete: Unlike the wolf cub, they lack a coat and therefore cover themselves with clothes and shoes. Unable to hunt with their bare hands, humans equip themselves with a bow to shoot and a knife to butcher.
These objects, which Stiegler refers to as “exosomatic organs”, are a palliative for the limits of the human body and they affect and condition the evolution of the endosomatic organs (i.e., those of the body itself), as can be observed, for example, in the case of the brain, which has undergone numerous changes as a result of the evolution of technological devices. The extent
to which these extensions of the human body are part of our daily lives determines many of our actions and, according to Thameur Mejri, exposes us to all kinds of interdependencies, inequalities and forms of control. Indeed, these objects which the artist paints, and which are essential to an individual’s existence, are also the fruits of a kind of economy controlled
by a privileged group, a dominant social class which owns the means of production. Through a variety of artistic practices, Thameur Mejri offers a rereading of the history of these objects and the ambivalence of their role in contemporary society..
Salma Tuqan and Matthieu Lelièvre, curators